Un contexte de transformation
Après la période féodale, puis la guerre de Trente Ans, le Pays de Bitche se trouve marqué par une forte présence militaire et par l’essor d’une industrie verrière et métallurgique qui tire avantage des ressources naturelles du Pays de Bitche (ressources forestières et hydrauliques denses, sols gréseux très ferrugineux). Cette emprise militaro-industrielle va de pair avec la pratique d’une agriculture familiale vivrière (petits ouvriers-paysans) ayant elle aussi largement contribué à structurer le territoire. Après 1870, les conflits armés entre la France et l’Allemagne vont nettement affaiblir l’industrie verrière et métallurgique du Pays de Bitche. De même, ces industries vont subir les premiers contrecoups de la concurrence, sous l’effet concomitant de rivaux industriels proches (Baccarat pour le cristal, le bassin lorrain pour la sidérurgie) et du développement du commerce international. L’activité militaire deviendra ainsi le principal pourvoyeur d’emploi. Les emplois liés à l’activité militaire sont à la fois directs et indirects. Ils incluent aussi bien la fourniture de prestations de services ou de matériels par des entreprises locales sous-traitantes que des emplois induits par les dépenses de consommation réalisées par les personnels et leurs familles. La présence militaire au sein du Pays de Bitche revêt donc une importance sociale et économique cruciale. À plus forte raison que la présence militaire sur le temps long va également structurer durablement les représentations (ou mentalités) au point de la faire percevoir comme une rente de situation indéfectible.
La doctrine militaire va cependant faire l’objet d’importantes réorientations au cours de ces dernières décennies. En 1994, sous la présidence Chirac, un second Livre Blanc entend profondément restructurer sa stratégie et son appareil de défense. À cette fin, il est décidé, courant 1996, de professionnaliser entièrement les forces armées, de restructurer les industries d’armement et de mettre fin au service militaire obligatoire. Dans le Pays de Bitche, cette nouvelle donne stratégique va se traduire par la dissolution du 4e régiment de cuirassiers courant 1997. En 2008, sous la présidence Sarkozy, un troisième Livre Blanc annonce une nouvelle restructuration de la Défense nationale qui débouche, courant 2009, sur la dissolution du 57e régiment d’artillerie. Cette décision aura des effets particulièrement traumatiques à l’échelle du territoire. Trauma que Le Nouvel Observateur résumera en un titre explicite : « Au cœur de la dépression française : les sinistrés de Bitche » (31 août 2008). La colère que suscite cette décision au sein de la population va inciter le gouvernement Fillon à compenser cette perte par l’arrivée du 16e bataillon de chasseurs courant 2010. Cependant, au même titre que l’État s’était engagé à compenser la dissolution du 4e régiment de cuirassiers par une montée en puissance du 57e régiment d’artillerie qui finira par être dissolu à son tour, l’arrivée du 16e bataillon de chasseurs se présente comme une compensation de faible portée. En effet, ce régiment se compose avant tout de combattants de terrain, projetés, pour les trois quarts d’entre eux, sur différents théâtres d’opération à travers le monde (Mali, Afghanistan, Côte d’Ivoire, Liban ou Centrafrique). Par ailleurs, il s’avère que ses effectifs, contrairement à ceux du 57e régiment d’artillerie, se composent moins de militaires en charge de familles que de « célibataires géographiques ». Une situation qui touche directement les services publics (écoles notamment) et l’économie locale. C’est dans ce contexte qu’un quatrième Livre blanc, remis au Président Hollande fin avril 2013, prévoit 24 000 réductions de postes dans l’armée française entre 2015 et 2019. Le spectre du départ des militaires restants ressurgit à nouveau au sein de la population. Spectre qui semble cependant temporairement remis en cause à la suite des événements tragiques survenus à Charlie Hebdo début janvier 2015 (ayant donné lieu à l’opération Sentinelle du plan Vigipirate) et des nouveaux besoins en matière d’opérations extérieures (Opex).
Quoi qu’il en soit, l’accélération du rythme des restructurations de la Défense sur fond de crise économique génère une forme d’incertitude quant à l’avenir sur ce territoire structuré, depuis plusieurs siècles, par une présence militaire ayant fini par marquer de son empreinte le paysage, le tissu économique local, l’organisation des services publics, la distribution des espaces, les moyens de circulation et l’environnement. En réalité, le retrait progressif de l’armée a pour effet de transformer le territoire en profondeur depuis une vingtaine d’années. En témoigne une tendance générale à la déprise à l’échelle du territoire – déprise industrielle, déprise ferroviaire, déprise agricole, déclin démographique, et plus généralement, déprise des services publics (maternité, service de chirurgie, écoles, bureaux de poste) – qui va s’accélérant depuis la fin des années 1990. Le Pays de Bitche apparait ainsi comme un territoire traversant de profondes mutations. A plus forte raison que le rachat du collège confessionnel Saint-Augustin à Bitche (propriété de l’évêché de Metz depuis 1827) par des capitaux chinois (Thétys) en octobre 2014 n’ira probablement pas sans engendrer à son tour de nouvelles dynamiques. Ses 33 000 m2 de bâtiments sont en effet destinés à accueillir un lycée-collège, un centre de formation au management d’affaires et un centre de recherche sino-européen. Soit, à terme, l’implantation d’une cohorte d’un millier d’étudiants au sein d’une ville de 5 700 habitants.
Les phénomènes de ce type sont habituellement envisagés sous l’angle de leur poids socioéconomique à l’échelle d’un territoire donné. Ils sont plus rarement mesurés à hauteur de leur influence sur les écosystèmes. Or, c’est précisément ce qui fonde l’OHM « Pays de Bitche » (OHM PdB) que de viser à l’articulation de ces deux dimensions généralement disjointes en considérant le Pays de Bitche comme un socio-écosystème dont les dynamiques nécessitent d’être étudiée de manière approfondie.
Le territoire
Situé au Nord-est du département de la Moselle, le Pays de Bitche est un espace rural enclavé et frontalier bordé au Nord par la frontière allemande (Rhénanie-Palatinat) et au Sud par le département du Bas-Rhin. Le territoire compte un peu moins de 35 000 habitants pour 46 communes réparties au sein du canton de Bitche appartenant à l’arrondissement de Sarreguemines. D’une surface de 615 km2, le Pays de Bitche se compose d’une partie occidentale caractérisée par un plateau découvert, tandis que la partie orientale est essentiellement boisée. En outre, il se situe sur la ligne de partage des eaux entre le Rhin et la Moselle. Historiquement, le territoire est polarisé par une ville moyenne (Bitche) à forte tradition militaire depuis la seconde moitié du XVe siècle. Ses habitants y pratiquent le francique rhénan, communément appelé platt. Cette spécificité linguistique conduit les habitants à nommer leur territoire « Bitcherland » et à se qualifier eux-mêmes de « Bitcherläner » pour se distinguer des « Saagueminer » (habitants de Sarreguemines) et des « Elsässer » (Alsaciens). Par ailleurs, le Pays de Bitche peut aussi être considéré comme une entité administrative et touristique puisqu’elle dispose d’une communauté de communes, d’un office du tourisme et d’une carte IGN à son nom. Les définitions du Pays de Bitche sont donc multiples. Elles invitent à accorder de la souplesse au territoire en ce qu’elles permettent de faire varier les échelles d’observation de sorte à être pertinentes pour les phénomènes observés. Il s’agit donc moins de fixer les frontières du Pays de Bitche que de considérer le Pays de Bitche comme un socio-écosystème combinant humain et non humain dans des échelles d’action et d’interactions multiples.